Mon p'tit
Il est venu me voir, comme toujours, ses cheveux carotte flottaient dans les airs alors qu'il penchait la tête dans ma chambre, le reste du corps dans le couloir. Il m'a regardé et il m'a dit: "s'il-te-plait quand tu auras fini, tu peux venir jouer avec moi". Il avait l'air triste. J'ai su que son frère n'avait pas encore été tendre. La preuve en était qu'il se coltinait un oeil presque au beurre noir. Rouge pour l'instant, et rouge d'avoir pleuré. J'ai repris mon souffle et je lui ai dis, "écoute, on verra, peut-être, peut-être pas". Et il est reparti. Je me suis dit qu'il allait oublié, mais il n'a pas oublié.
Il est revenu avec enthousiasme me demander si je voulais manger avec eux. Il était 17h, et franchement, j'étais en pleine histoire. Je lui ai répondu "non merci", et il est reparti. Bien sûr, j'ai culpabilisé. Mais quoi, c'est vrai? C'est dimanche! Et puis j'étais occupée. Mais toute façon, il m'avait coupé toute inspiration. J'étais revenue dans le présent, dans le monde réel et je me disais: "puré mais c'est pas bien ce que tu fais, tu vois bien qu'il a envie d'être avec toi". Et je me répondais: "oui mais attends, il t'a ignoré toute la semaine, et parce qu'il claque des doigts, faudrait que tu accours?". Je ne suis pas redescendue.
Et puis je me suis dit que j'allai sortir prendre l'air. Le soleil se couchait, avec les enfants d'ici. C'était l'heure idéale pour sortir. Personne dehors sauf les moutons qui broutent. Les chiens et moi, on aurait pu être heureux sous les derniers rayons. Mais il est revenu: "maman demande si je peux rester avec toi pendant qu'elle va chercher J". J'ai même pas réfléchi. Je ne savais même pas que l'aîné n'était pas là. J'ai dit oui, et je lui ai fait de la place sur mon lit. Mais il n'a pas vu et il s'est mis sur la pointe des pieds pour attraper une voiture sur ma commode. Il m'a dit: "oh et en fait, ça c'est une voiture que j'ai faite, une voiture de course, en légo et tout, j'ai plein de légos". J'savais pas quoi dire sur le coup. J'ai juste fait "waw". Il m'a pris aux tripes mon petit. A faire tant d'effort pour moi.
Sa mère nous a coupé et a dit qu'elle prenait le chien et le dernier; qu'elle en aurait pas pour longtemps. Moi je l'ai cru. Il était 18h45. Ils ont refermé la porte sur moi. Et mon p'tit, il est parti jouer dans sa nouvelle chambre. Il se raconte des histoires tout seul. Il parle tout fort avec ses légos. Il parle tout le temps tout seul, et le soir quand il s'endort, il se raconte des histoires. Et son frère le frappe. Je sais qu'un jour, il comprendra que les histoires, il faut se les raconter dans sa tête. Je le sais parce que, moi aussi je l'ai compris, il y a fort longtemps quand je jouais avec mes polly-pockets. Je n'ai pas écouté ce qu'il disait, je n'écoute jamais. Car je sais qu'on ne se rend pas compte de ce qu'on dit, qu'on ne se rend pas compte qu'on parle tout seul, et surtout qu'on ne se rend pas compte qu'on peut être entendu. Ce sont ses secrets à lui. Son monde.
Tout a commencé à me déprimer et je suis rentrée dans le cercle vicieux des souvenirs. Je ne voulais pas le laisser seul, je ne voulais pas qu'il me laisse seule. Je trouvais ça idiot, que chacun de notre côté nous nous racontions nos propres histoires sans pouvoir se les partager,. Je voulais lui dire, qu'un jour, il pourra les écrire ses histoires. Qu'il pourra s'enfermer des journées entières dans sa chambre, regarder l'heure et se rendre compte qu'il n'a écrit que 5pages en 5heures, qu'il verra apparaître au coin des rues de ses rêves, ses personnages lui faire signe. Que tant de fois il se trouvera fou, mais qu'il pourra y trouver une certaine satisfaction au fond. Je voulais lui dire qu'un jour il sera grand, qu'il sera grand oui, mais qu'il faudra toujours rester enfant dans sa tête, qu'il ne fallait jamais qu'il se laisse marcher sur les pieds, qu'il n'écoute pas son frère qui le martyrise, car un jour, quelqu'un écoutera ses histoires. Les lira.
Et mon p'tit, comme s'il avait senti tout ce que je voulais lui dire, il est revenu. Il a couru dans mes bras et il m'a serré si fort, que j'ai cru qu'il allait m'étrangler. On s'est mit d'accord pour manger des bonbons, et puis pour se vautrer dans le canapé. On a branché la tv, mais alors qu'il trouvait l'épisode des moustiques mutants attaquant la maîtresse pour la rendre gentille des plus palpitants, j'ai eu à nouveau mal au cœur. Il était là, debout devant moi. Il me paraissait si grand dans son pantalon blanc. Je regardais alternativement la photo de lui au-dessus de la cheminé, à côté de celle de son frère. Et je me disais que oui, c'était pas pour rien que c'était mon préféré. Que je l'avais su tout de suite, rien qu'à voir sa petite tête sur les photos. Lui, ce sera mon p'tit. Mon p'tit lutin avec ses cheveux roux et ses yeux jaunes, ses petites dents démoniaques, et ses gros pieds joufflus qui courent dans l'herbe verte. C'était lui, mon Peter Pan.
J'ai remarqué qu'il avait une montre au poignet. Il posait sa main dessus sans cesse, sans réussir à l'enlever. Je n'ai pas compris comment on pouvait lui faire ça. Qui voudrait voir le temps passé? Mais c'était comme un rappel à l'ordre pour moi. Il était là juste sous mes yeux de plus. Deux ans plus tard, j'avais l'impression qu'il avait dix ans de plus. Son père a appelé, nous n'avons pas répondu. Il a laissé un message sur le répondeur. Je me suis demandé comment leur relation sera quand mon p'tit sera grand. J'ai regardé à nouveau la photo sur la cheminé et je me suis dit qu'un jour, qu'un jour on rencontre des gens qui nous aime quand on est grand, adulte, mais que jamais ils ne pourront savoir ce qu'on est, ce qu'on était enfant. Je me suis sentie comme porteuse d'un secret, presque importante. J'ai pensé à sa future femme. Et je la voyais passer devant cette cheminée, regarder la photo et rire, et dire: "mais c'est toi là?", comme si c'était impossible. J'ai vu mon p'tit, tout grand dans son pantalon blanc, sa montre au poignée qui fixe les rouages du temps qui rougissait, comme pour s'excuser d'avoir eu une figure d'enfant.
Qui l'aura changé mon p'tit?
Deux ans nous ont séparé. Et en deux semaines, je l'ai retrouvé si peu de fois mon p'tit. Il s'en va, et c'est normal. Il quitte son corps d'enfant peu à peu, il devient un grand mon p'tit. Je ne vais pas lui en vouloir, bien sûr. Nous avons tous fait pareil. Même moi. Mais je ne veux pas qu'il se presse car il pourrait mal grandir. Je lui rappellerai qu'il ne doit pas oublier la poussière de fée. J'essayerai. Car je ne veux pas qu'il tombe brutalement sans plus savoir voler. Mais c'est compliqué tout ça. Parce que mon p'tit, il est pas à moi.
Il est aux vagues, il est au vent, il est aux arbres, mais pire que tout, il est aux gens.